Cap Caval N° spécial Glénan
L'archipel des Glénan n'a pas échappé au légendaire et autour de ces lieux où bien des drames de la mer se nouèrent, l'imagination des hommes transforma quelque peu les faits qui se colorèrent et se mythifièrent au fil des âges.
Le goût bien connu des Bretons pour le merveilleux en fit le reste. Autour de l'étang glauque et inquiétant de l'île du Loc'h, dont les brumes matinales laissent échapper des senteurs particulières, se bâtit un récit que rapporta Emile Souvestre dans "Le Foyer Breton" au siècle dernier sous le nom de "La Groac'h de l'île du Loc'h La Groac'h, c'est le nom de la sorcière en breton, dont les pouvoirs généralement maléfiques permettent aux hommes de se surpasser et d'accéder à la richesse pour quiconque accepte de se plier à ses désirs. Pouvoirs généralement obtenus en compensation de la perte de son âme ou de sa liberté.
Le héros de cette légende saura-t-il succomber au charme de la belle ensorceleuse ?
Houarn et Bellah
Dans les temps anciens, alors que les miracles étaient aussi communs dans la Basse-Bretagne que le sont aujourd'hui les baptêmes et les enterrements, il y avait à Lanillis un jeune homme qui s'appelait Houarn Pogamm et une jeune fille nommée Bellah Postik. Tous deux étaient cousins à la mode du pays, et leurs mères, quand ils étaient tout petits, les avaient élevés dans le même berceau, comme on le fait des enfants que l'on destine à être un jour maris et femmes, avec la permission de Dieu... Ils auraient pu se trouver heureux; mais les amoureux ressemblent à la mer qui se plaint toujours. "Si nous avions seulement de quoi acheter une petite vache et un pourceau maigre, je louerais à notre maître un morceau de terre, le curé nous marierait, et nous irions demeurer ensemble" disait Houarn." J'ai peur qu'il ne faille attendre longtemps" surenchérissait-il. "Bien longtemps" répliqua la jeune fille, "car je n'ai pu réussir à entendre le coucou chanter".
Ces plaintes recommencèrent tous les jours, jusqu'à ce que Houarn vint trouver un matin Bellah et lui annonça qu'il voulait partir pour chercher fortune.
La jeune fille fut bien affligée à cette nouvelle, et fit tout ce qu'elle put pour le retenir. Mais Houarn qui était un garçon résolu, ne voulut rien écouter. Avant le départ, Bellah partagea ce qu'il y avait de meilleur dans l'héritage de ses parents. "Ces trois reliques ne sont jamais sorties de la famille. Voici d'abord la clochette de saint Kolédok; elle a un son qui se fait entendre, quelque soit la distance, et qui avertit nos amis des périls que nous courons. Le couteau a appartenu à Saint Corentin, et tout ce qu'il touche échappe aux enchantements des magiciens et du démon. Enfin, le bâton est celui que portait saint Vouga, il vous conduit où vous devez aller. Je vous donne le couteau pour vous défendre des maléfices, la clochette pour me faire connaître vos dangers, et je garde le bâton pour vous rejoindre si vous avez besoin de moi". Houarn remercia sa promise, il pleura un peu avec elle, comme il faut toujours quand on se sépare, puis il s'en alla.
A la recherche de la fortune
Il arriva à Pont-Aven, qui est une jolie ville bâtie sur une rivière bordée de peupliers. Là, comme il était assis à la porte de l'auberge, il entendit deux saulniers qui causaient en chargeant leurs mule et parlaient de la Groac'h de l'île du Loc'h. Houarn demanda ce que c'était ; il lui répondirent que l'on donnait ce nom à une sorcière qui habitait le lac de la plus grande île des Glénan, et que l'on disait aussi riche, à elle seule, que tous les rois réunis. Bien des gens étaient allés déjà dans l'île pour s'emparer de ses trésors, mais aucun n'était revenu.
Houarn eut, tout de suite, la pensée de s'y rendre à son tour afin de tenter l'aventure. Les muletiers firent leurs efforts pour l'en détourner... Houarn se rendit donc au bord de la mer, chez un batelier, qui le conduisit à l'île du Loc'h.
Il trouva sans peine l'étang placé au milieu de cette île et comme il en faisait le tour, il aperçut vers une de ses extrémités, à l'ombre d'une touffe de genêts, un canot couleur de mer qui flottait sur les eaux dormantes. Ce canot avait la forme d'un cygne endormi, la tête sous son aile. Houarn qui n'avait jamais rien vu de pareil, s'approcha avec curiosité et entra dans la barque pour mieux la voir; mais à peine eut-il mis le pied, que le cygne eut l'air de se réveiller; sa tête sortit de dessous de ses plumes, ses larges pattes s'étendirent sur l'eau, et il s'éloigna brusquement du rivage. Au milieu de l'étang l'oiseau enfonça son bec dans les eaux et plongea, en l'entraînant avec lui jusqu'à la demeure de la Groac'h.
Un palais magnifique
C'était un palais de coquillage qui surpassait tout ce que l'on pouvait imaginer. On y arrivait par un escalier de cristal fait de telle manière que, lorsqu'on y posait le pied, chaque marche chantait comme un oiseau des bois !
La Groac'h était couchée dans la première salle, sur un lit d'or. Elle était habillée d'une toile vert de mer ; ses cheveux noirs, entremêlés de corail, tombaient jusqu'à ses pieds, et son visage blanc et rose ressemblait, pour l'éclat, à l'intérieur d'un coquillage. Houarn s'arrêta, tout ébloui de voir une créature si belle ; mais la Groac'h se leva, en soudant, et s'avança vers lui.
Sa démarche était si souple, qu'on eût dit un des flots blancs qui courent sur la mer. "Soyez le bienvenu" en lui faisant signe d'entrer, "il y a toujours place ici pour les étrangers et les beaux garçons". Le jeune homme rassuré entra.
"Qui êtes-vous, d'où venez-vous et que cherchez-vous ?" ajouta la Groac'h. Houarn se présenta et elle le fit entrer dans une salle tapissée de perles, où elle lui servit de huit espèces de vins, dans huit gobelets d'argent sculptés. Houarn but d'abord des huit vins, puis il les trouva si bons, qu'il en rebut huit fois de chacun, et, à chaque coup, il trouvait la Groac'h plus belle.
Celle-ci l'encourageait en lui disant qu'il ne devait point avoir peur de la ruiner, puisque l'étang de l'île du Loc'h communiquait avec la mer, et que toutes les richesses qu'engloutissaient les naufrages y étaient apportées par un courant magique
"Sur mon salut" dit Houarn, que le vin avait rendu gai "je ne m'étonne plus si les gens de la côte parlent mal de vous ; les personnes si riches ont toujours des jaloux; quant à moi, je ne demanderais que la moitié de votre fortune". "Vous l'aurez si vous voulez" dit la sorcière. "Comment cela ?", demanda-t-il." Je suis veuve de mon mari, le korandon, et si vous me trouvez à votre gré, je deviendrai votre femme". Le Léonard fut tout saisi de ce qu'il entendait. Il répondit donc poliment qu'il avait joie et honneur à devenir son mari.
Préparation du festin
La Groac'h s'écria alors qu'elle voulait préparer sur le champ, le repas de la velladen. Elle dressa une table qu'elle couvrit de tout ce que le Léonard connaissait de meilleur, puis elle alla à un petit vivier qui était au fond du jardin, et elle se mit à appeler : "Eh, le procureur ! Eh, le meunier ! Eh le tailleur ! Eh, le chantre ! ". Et à chaque cri on voyait accourir un poisson qu'elle mettait dans un filet d'acier. Lorsque le filet fut rempli, elle passa dans une pièce voisine et jeta tous les poissons ensemble dans une poêle d'or. Mais il sembla à Houarn qu'au milieu des pétillements de la friture, de petites voix chuchotaient.
"Qui est-ce donc qui chuchote sous la poêle d'or, Groac'h?" . "C'est le bois qui pétille" dit-elle en attisant le feu. Un instant après, les petites voix recommencèrent à murmurer. Mais ce qui se passait lui donnait à réfléchir, et, comme il commençait à avoir peur, il sentit poindre les remords. "Jésus-Marie !" se dit-il, "est-ce bien possible que j'ai oublié si vite Bellah pour une Groac'h, qui doit être fille du démon ?"
Pendant qu'il se parlait ainsi, la sorcière avait apporté la friture, et elle le pressa de dîner, en lui disant qu'elle allait chercher pour lui douze nouvelles espèces de vins.
Houarn tira son couteau, tout en soupirant, et voulut commencer à manger; mais à peine la lame qui détruisait les enchantements eut-elle touché au plat d'or, que tous les poissons se redressèrent et redevinrent de petits hommes, portant chacun le costume de leur pays. Tous criaient à la fois, en nageant dans la friture "Houarn, sauve-nous, si tu veux toi-même être sauvé ! Nous sommes des chrétiens comme toi, venus à l'île du loc'h pour chercher fortune. Nous avons consenti à épouser la Groac'h, et le lendemain du mariage, elle a fait de nous ce qu'elle avait fait de nos prédécesseurs qui sont dans le grand vivier" .
Houarn, effrayé, courut vers la porte, ne songeant qu'à s'échapper avant le retour de la Groac'h; mais celle-ci qui venait d'entrer avait tout entendu. Elle jeta son filet d'acier sur le Léonard qui se transforma aussitôt en grenouille, et alla le porter dans le vivier, où se trouvaient déjà ses autres maris.
Prisonnier de la sorcière
Dans ce moment, la clochette qu'Houarn portait à son cou tinta d'elle-même, et Bellah l'entendit à Lanillis. Ce fut pour elle comme un coup dans le cœur : "Houarn est en danger" et sans attendre autre chose, elle courut mettre ses habits du dimanche et sortit de la ferme avec son bâton magique. Arrivée au carrefour, elle planta celui-ci dans la terre en murmurant :
"De saint Vouga rappelle-toi !
Bâton de pommier, conduis-moi Sur le sol, dans les airs, sur l'eau Partout où passer il me faut ! "
Le bâton se changea aussitôt en un bidet rouge de saint Thégonnec, peigné, sellé, bridé, avec un ruban sur chaque oreille et un plumet bleu au front.
Bellah le monta sans balancer. Il partit d'abord au pas, puis au trot, fuis au galop, et il allait si vite, que les fossés, les arbres, les maisons, les clochers passaient devant les yeux de la jeune fille comme les bras d'un dévidoir. Arrivés enfin dans l'Arhez, au pied du rocher que l'on appelle le saut du cerf, le bidet s'immobilisa, car jamais cheval ni jument n'avait gravi ce rocher. Bellah recommença à dire : "De saint Vouga rappelle-toi! Bidet de Léon, conduis-moi. Sur le sol, dans les airs, sur l'eau Partout où passer il me faut "
Dès qu'elle eut achevé, des ailes sortirent des flancs de sa monture, qui devint un grand oiseau, et qui l’emporta au sommet du rocher. Ce sommet était occupé par un nid fait de terre de potier et garni de mousses desséchées sur lequel se tenait accroupi un petit korandon, tout noir et tout ridé, qui se mit à crier quand il vit Bellah.
Un gentilhomme séduisant
"Mais que fais-tu dans ce nid ?" demanda-t-elle." Je couve six oeufs de pierre, et j'aurai ma liberté que lorsqu'ils seront éclos. C'est la Groac'h qui m'a envoyé ici, je suis Jeannik son mari". "Et comment pourrais-je te délivrer ?" dit-elle. "En délivrant Houarn, qui est au pouvoir de la Groac'h, mais pour cela, il faut que tu te présentes à elle comme un jeune homme; puis il faut lui enlever son filet d'acier qui est à sa ceinture et l'y enfermer jusqu'au jugement". Joignant le geste à la parole, le korandon arracha quatre de ses cheveux roux et les souffla au vent en marmonnant tout bas quelque chose. Aussitôt Bellah se trouva parée d'un habit de gentilhomme en velours vert doublé de satin blanc.
Elle le remercia, puis son grand oiseau la transporta, tout 'une volée, à l'île du Loc'h. Là, elle lui ordonna de redevenir bâton de pommier, et entra dans la barque en forme de cygne qui la conduisit au palais de la Groac'h.
A sa vue la sorcière parut ravie : " Par Satan mon cousin, voici le plus beau garçon qui soit jamais venu me voir, et je crois que je l'aimerai jusqu'à trois fois trois jours "
Elle lui servit à goûter, et la jeune fille trouva sur la table le couteau de saint Corentin, qui avait été laissé par Houarn. Elle le prit pour s'en servir à l'occasion, puis elle suivit la Groac'h dans son jardin. Elle s'émerveilla de toutes ces splendeurs et surtout du vivier où nageaient les poissons de mille couleurs. Elle s'assit au bord de la pièce d'eau pour mieux les regarder
La perte de la Groac'h
La Groac'h profita de son ravissement pour lui demander si elle ne serait pas bien aise de rester en sa compagnie. Bellah répondit qu'elle ne demanderait pas mieux. "Alors tu consentirais à m'épouser sur le champ ?". "Oui, à la condition que je pourrai pêcher un de ces beaux poissons avec le filet d'acier que vous avez à la ceinture".
La Groac'h qui ne soupçonnait rien, prit cela pour un caprice de jeune garçon ; elle donna le filet, et dit en souriant : "Voyons, beau pêcheur, ce que tu prendras ?" . "Je prendrai le diable !" cria Bellah, en jetant le filet ouvert sur la tête de la sorcière, qui se transforma aussitôt en hideuse reine des champignons.
Bellah ferma vivement le filet et courut le jeter dans un puits, sur lequel elle posa une pierre scellée du signe de la croix, afin qu'elle ne put se soulever qu'avec celle des tombeaux, au jour du jugement dernier.
La liberté
Elle revint ensuite bien vite vers le vivier; mais tous les poissons en étaient déjà sortis et avançaient à sa rencontre, comme une procession de moines bariolés, en criant de leurs petites voix enrouées : "Voici notre seigneur et maître, celui qui nous a délivrés du filet d'acier et de la poêle d'or". Mais comme elle allait toucher le premier poisson avec le couteau de saint Corentin, elle aperçut, tout près d'elle une grenouille qui portait au cou la clochette magique et sanglotait à genoux. "Est-ce toi Houarn ?" demanda-telle. "Oui, c'est moi" répondit le petit garçon engrenouillé. Bellah le toucha aussitôt de la lame qu'elle tenait, il reprit sa forme, et tous deux s'embrassèrent, en pleurant. Elle fit ensuite de même pour les poissons, qui redevinrent ce qu'ils avaient été. Comme elle achevait, on vit arriver le petit korandon du rocher du cerf, traîné dans son nid, comme dans un char, par six grosses mouches de chêne qui étaient écloses des six œufs de pierre. "Me voici, jolie fille !" cria-t-il à Bellah "et je viens vous remercier". Il conduisit ensuite les deux amants aux bahuts de la Groac'h, qui étaient remplis de pierres précieuses, en leur disant d'en prendre à volonté. Tous deux chargèrent leurs poches, leurs ceintures, leurs chapeaux et jusqu'à leurs braies larges du Léon; enfin, quand ils eurent pris tout ce qu'ils pouvaient porter, Bellah ordonna à son bâton de redevenir une voiture ailée assez grande pour les conduire à Lanillis avec tous ceux qu'elle avait délivrés. Là, les bans furent publiés, et Houarn l'épousa, comme il le désirait depuis longtemps. Ils achetèrent ensuite toutes les terres de la paroisse, et y établirent, comme fermiers, les gens qu'ils avaient emmenés de l'île du Loc'h.
Emile SOUVESTRE 1891