Gwen-Aël Bolloré
jean Picollec - 1993
85 FF - 186 p.
La photo de couverture est de Gwen-Aël Bolloré et représente la cheminée de l'île du Loc'h avec au premier plan un champ de salicornes. L'effet trouble est dû à une forte pluie qu'il y avait ce jour-là (PL).
Extrait des pages 85 à 101
Les contes de la bernique
Moi je ne suis rien
Je ne suis que moi
Moi je ne suis rien
Mais j'existe... moi !
La reine des berniques
L'île du Loc'h est située au sud de l'archipel des Glénan. Elle est (comme toutes les îles) entourée d'eau.
L'été, le soleil l'écrase de chaleur et la mer se couche à ses pieds. A l'automne, elle se nimbe de brume et s'exhausse au-dessus des flots. L'hiver est le règne des vents et des tempêtes ; les embruns voltigent au-dessus d'elle d'ouest en est.
Mais, au printemps, les beaux jours reviennent, les fleurs s'épanouissent, la mer s'assagit bien qu'elle chante encore, c'est le temps des sortilèges.
Cette île possède en son centre un étang qui est, dit-on, habite par une groach, c'est-à-dire par une fée ou, plutôt, une sorcière.
Entre la mer et l'étang, 50 hectares de landes et de dunes et dans la lande, des lapins, des faisans, un troupeau de poneys de Shetland...
Je connais chaque pierre, chaque touffe d'herbe du Loc'h car j'y possède une petite ferme et viens souvent m'y reposer.
Tous les soirs après dîner, je vais fumer un cigare sur la plage. La, le dos contre une roche, je regarde le soleil plonger dans l'océan. Ce spectacle, toujours le même, mais sans cesse renouvelé, me fascine.
Donc tous les soirs, je vais à la même place admirer le coucher du soleil. J'ai choisi cet endroit car mon dos épouse bien les parois de granit que forme un petit rocher conique, mes pieds sont cales par un filon de quartz blanc, enfin mon poste d'observation surplombe de très près la mer sans pour cela être jamais, même aux grandes marées, menace par les flots. C'est un endroit idéal auquel je me suis habitué et j'en connais les moindres aspérités.
Or un jour, justement, et c'est là que commence mon étrange aventure, un jour, dis-je, je m'étais assis comme d'habitude, les reins contre la roche. Mais chose bizarre, mes pieds cherchèrent en vain le petit filon de quartz pour s'y appuyer. Je relevai la tête d'étonnement et le vit quelque dix centimètres plus loin. Or mes jambes étaient bien tendues.
Aucune erreur n'était possible, ou la cale naturelle avait changé de place ou mes pauvres membres avaient raccourci... pourtant ils semblaient normaux !
A moins que le rocher...
Je me relevai d'un bond. Oui le rocher, c'était lui, qui s'était déplace. Oh, pas de beaucoup mais enfin il n'était plus au même endroit. Je l'examinai alors plus soigneusement et mon étonnement fit place de la stupeur : mon rocher, mon cher petit rocher, que je connaissais depuis des années et des années, mon rocher n'en était pas un !
C'était... tenez-vous bien, une norme bernique, haute de près de un mètre et si vieille, si recouverte de lichens qu'elle se confondait parfaitement avec le sol qui la supportait.
Revenu de ma surprise, je me laissai aller à la rancœur d'avoir été trompe et j'interpellai violemment le coquillage.
Moi : inutile de continuer a vouloir me tromper, je t'ai reconnue, tu n'es qu'une bernique, autant l'avouer tout de suite ! cela simplifiera les choses, la situation sera plus nette entre nous.
La Bernique : je vous assure que vous vous trompez, je ne suis qu'une pierre comme les autres.
Moi (sarcastique) : ah oui ! une pierre comme les autres ! elle est bien bonne celle-là, et depuis quand les pierres parlent-elles ?
La Bernique (ironique) : les pierres ne parlent pas, mais les berniques non plus. Je pense que vous êtes resté trop longtemps la tête au soleil, aussi devriez-vous rentrer vous coucher...
Maintenant, bonsoir, j'ai sommeil.
Ces arguments ne manquaient pas de logique.
Evidemment, ni les pierres ni les berniques n'ont coutume de parler. Intrigue, j'essayai à nouveau d'engager le dialogue, mais en vain : mon étrange interlocutrice tait devenue muette comme une carpe, comme une pierre ou comme une bernique.
Peut-être étais-je effectivement reste trop longtemps au soleil.
Aussi, troublé, je repris le chemin de la ferme.
Pour atteindre la ferme, il faut longer l'étang et près des bords de celui-ci se tiennent souvent les poneys, aussi passais-je devant eux.
Match, mon préféré , se détacha alors du groupe pour se planter devant moi.
Tour a tour, il balança la tête en direction des lieux de mon étrange aventure, hennit en retroussant ses lèvres et gratta le sol avec son antérieur droit, ce qui voulait dire :
" Je mérite une récompense. "
Il m'accompagna jusqu'à ma porte en gambadant puis recommença son manège.
Manifestement, il savait quelque chose et cherchait à monnayer le renseignement !
Je décidai de tenter l'aventure et pris une pierre de sucre que je posai sur le plat de ma main, mais Match secoua la tête d'un air de dire " On ne m'achète pas pour si peu. "
Le renseignement devait être d'importance pour que le poney, d'habitude si gourmand, refusât la friandise.
Avec un soupir, devant les exigences de mon indicateur, je pris le kilo de sucre ou ce qu'il en restait et le posai à terre. Match hennit alors joyeusement et se mit à dévorer le paquet avec délectation.
" Tant pis, pensais-je, si tu es malade, tu l'auras bien mérité. "
L'opération terminée, le poney m'invita du regard a le suivre et se dirigea vers mon lieu de méditation.
Je lui emboîtai le pas, plein de curiosité.
Arrive sur place, Match tourna le dos au fameux rocher, puis décocha une ruade juste en son sommet. Il s'arrêta quelques secondes et recommença et ainsi de suite, intervalles réguliers.
Je me demandais ou il voulait en venir, mais il savait ce qu'il faisait, car la 28e ruade, le rocher se mit crier : " Ouille, ouille, ouille, arrêtez, arrêtez ".
Mais le cheval n'arrêtait pas...
Enfin, j'entendis la voix dire : " Arrêtez, arrêtez, je dirai tout, je dirai tout ".
Match s'assit alors sur son derrière, ce qui n'est simple pour personne, et me fit signe que son rôle était termine, et que c'était a moi de parler.
" Qui es-tu ? " dis-je en m'adressant au rocher.
" Je suis la reine des berniques et ce cheval n'est pas bien respectueux de frapper une pauvre vieille comme moi, dites-lui de ne pas recommencer. "
" Il ne recommencera pas si tu ne me caches rien, lui repliquai-je, je veux connaître ton histoire, toute ton histoire. "
" Et si je te la raconte, me trahiras-tu ? Me promets-tu de ne jamais dévoiler ma retraite ? "
Je promis tout ce qu'elle voulut.
Ma nouvelle amie me dit alors de venir cette nuit, vers trois heures, car ce serait la marée haute et la lune éclairerait notre assemblée ; ainsi les petites berniques auraient-elles la possibilité de venir s'asseoir en cercle autour de nous afin d'écouter ses plus belles histoires.
Autrefois, me dit-elle, j'allais moi aussi dans la mer, mais maintenant je suis percluse de rhumatismes et l'humidité ne me vaut rien. C'est bien triste de vieillir, conclut-elle dans un soupir. Je rentrai tout excité la ferme ou je débouchai une bouteille de cidre afin de patienter jusqu'à l'heure fixé .
La reine prend la parole
Il tait trois heures du matin.
Croissant d'or sur bleu de roi, le ciel ne semblait pas plus grand qu'un étendard.
Les vagues s'étaient calmées, résorbant leur frange d'écume.
Les dernières mousses blanchâtres avaient fait place une mer d'huile née de la pesanteur.
Très doucement le cône se décolla de son rocher et deux cornes rampèrent tels des serpenteaux vers le sud-suroît, puis vint la tête, la tête d'une vieille bernique, pleine d'expérience mais aussi d'astuces et de sagacité.
Elle cligna de l'œil (lequel, je ne me rappelle plus) dans ma direction et s'adressa sans plus attendre son auditoire.
Il était composé en grande partie de petites berniques de l'année ou de la décennie. Il y en avait bien quelques-unes qui frisaient le demi-siècle, car elles peuvent, dit-on, vivre très vieilles, mais aucune ne pouvait rivaliser ni en taille ni en âge avec leur souveraine.
Or comme la goutte qui tourmentait la reine depuis bien des siècles l'empêchait de se déplacer, les jeunes générations venues des pentes océanes avaient franchi la surface de la mer pour s'imprégner des enseignements de leur ancêtre.
Je n'eus pas le temps de les compter, mais il y avait Ià plusieurs millions de ces gastropodes. Ils se poussaient les uns contre les autres et même les uns sur les autres, formant ainsi des monticules qui ressemblaient s'y méprendre de petits sapins ou plutôt des pièces montées de choux a la crème pour communion.
Mais ce n'était pas une r union politique ou sportive comme un 14 Juillet ou comme un match de football en Amérique du Sud !
Non ! il n'y aurait ni mort ni accident, tout se passerait dans la discipline et la bonne humeur.
Le peuple des berniques écoutait bouche bée, et moi aussi ! Savez-vous, dit la conteuse, que notre es ce n'a pas toujours possédé de coquille.
Nous étions autrefois toutes nues, sans défense d'aucune sorte. La vie était alors pleine de dangers et jamais nous ne nous serions risquées, mes sœurs et moi, sur le dos des rochers comme nous le faisons aujourd'hui.
Nous étions obligées pour notre sécurité de nous glisser sous les pierres, la ou la nuit règne éternellement.
Ah, c'était une rude existence : jamais de bains de soleil ou alors c'était nos risques et périls, jamais de conversations avec les intarissables conteurs que sont les poissons migrateurs car les crabes nous guettaient.
Seulement l'obscurité et le commerce des moules pédantes et des pousse-pied taciturnes.
Ah, que la vie tait monotone en ce temps !
A ce point de son monologue, la reine des berniques s'interrompit quelques instants et nous comprîmes qu'elle tait plongée dans les souvenirs de sa jeunesse.
Respectueux, nous attendîmes patiemment qu'elle voulut bien reprendre le fil de son discours. On n'eût pas entendu voler une mouche, ni même un requin grincer des dents, ce qui eût été un très mauvais signe, comme chacun le sait.
Rencontre avec le grand Merlin ou la première bonne action
" Evidemment, reprit-elle, cette époque je ne savais pas parler, du moins le langage des hommes, car en ce qui concerne celui des poissons et des algues, je ne craignais personne, mais cela est une autre histoire comme disait Kipling " (cela tendait prouver qu'elle savait lire aussi). " Or donc, ce jour-là, je m'étais aventuré au bord de ma tanière. Le temps tait superbe et un peu de soleil ne fait pas de mal une bernique même si elle est toute nue, ce qu'il faut c'est simplement ne pas exagérer pour ne pas attraper d'insolation, car quand une bernique a la peau qui pèle, l'eau salée du flot la fait cruellement souffrir... Mais je m'écarte de mon propos !
Or donc, ce jour-là, je m'étais aventurée a l'air libre pour contempler la mer de la côte, ce qui change, Dieu merci, de la voir de l'intérieur comme un vulgaire scaphandrier.
Je m'apprêtais à profiter de ce beau temps tout en veillant bien ce qu'aucun oiseau de mer n'approche de trop près, lorsque mon attention fut attirée par un spectacle inattendu. "
" A quelque proche distance de moi sommeillait un vénérable vieillard. Il semblait exténué et si sa longue barbe blanche qui descendait jusqu'à ses genoux, sinon plus loin, protégeait son corps des feux de l'astre du jour, en revanche sa tête depuis longtemps dénudée risquait de payer cher cette sieste imprudente.
A coté de lui gisaient un bâton de pèlerin et un chapeau noir pointu de magicien, constellé d'étoiles.
Je reconnus immédiatement le Grand Merlin, l'incomparable enchanteur qui, s'il m'avait écoutée, n'aurait jamais été à son tour enchanté par la fée Viviane.
Mais cela aussi est une autre histoire, l'enchanteur Merlin lui-même le grand homme, l'Ante-Christ, engendré par le diable mais revenu à Dieu, celui que nul n'ignorait cette époque, ni les hommes ni les bêtes, pas même nous, les humbles berniques !
Que pouvais-je pour lui... ou pour moi ! "
Ici, ma vieille amie me fit un clin d'œil complice qui voulait dire : " Toute charité bien ordonnée commence par soi-même. "
" Pour sa tête dénudée je ne pouvais rien, et puis, après tout, c'était son affaire. Quand on est si instruit, si intelligent, qu'on peut prévoir l'avenir et faire des sortilèges, c'est bien fait si on a quelques désagréments a laisser pareil trésor au soleil (il parait que maintenant, chez vous autres les humains, vous mettez à l'ombre vos richesses pour qu'il ne leur arrive pas malheur !).
Mais j'avisais ses pieds, ses pauvres pieds. D'abord, ils étaient sales, ce qui est le comble de la malséante pour nous autres, même si nous n'en avons qu'un !
Mais surtout ils étaient gonfles et rouges. Le pauvre homme avait du marcher bien des lieues avant de s'écrouler terrasse par la fatigue.
De plus, sur son petit doigt de pied gauche (ce qui je crois correspond à l'auriculaire de la main, mais peut-on faire cette comparaison, car pourriez-vous vous curer les oreilles avec votre membre inférieur) trônait un magnifique durillon.
Or il faut savoir que de tout temps nous avons le privilège de guérir les cors aux pieds.
Les habitants de la région de Saint-Malo le savent bien et, encore maintenant, traquent ceux de notre clan pour guérir cette maladie. C'est pourquoi nous fuyons cette région peuplée de maudits corsaires.
" Là, mon amie s'interrompit quelques instants, outrée qu'elle était par de telles pratiques, mais très vite elle enchaîna par un : " D'ailleurs, si vous croyez que je mens, je vous mets au défi de trouver une seule bernique dans le port de Saint-Malo. "
Nous sommes contre de telles pratiques, que l'on nous impose contre notre volonté c'est vrai, mais là il s'agissait du Grand Merlin !
Je rampai donc du plus vite que je pouvais et après une heure de course m'installai sur le durillon, l'enveloppant de mon pied humide, adhérant, adhésif, suceur, tel un pansement humide, tel un cataplasme, un sinapisme...
J'y mis tellement de cœur que trois heures plus tard lorsque le saint homme se réveilla, son mal avait disparu. "
" Son premier geste, dignité oblige, fut de saisir son chapeau pointu pour s'en couvrir le chef car de plus il avait mal a la tête.
Son second geste fut de porter la main à son pied ce qui faillit causer ma perte, car il manqua bien de m'écraser. Mais très vite il se reprit et, constatant avec incrédulité sa guérison, me saisit entre le pouce et l'index, m'éleva la hauteur de son auguste face et m'adressa la parole :
Merlin : Est-ce toi petit mollusque chétif qui m'a guéri de ce cor qui me faisait tant souffrir depuis des années.
Moi : ...
Merlin : Si c'est toi, dis-le et je réaliserai le souhait de ton choix !
Moi : ...
Merlin (un peu agacé) : Allons, parle, ne sois pas timide.
Moi : glou, glou, glou.
C'est tout ce que je pouvais faire et c'était déjà beaucoup.
Mais heureusement, le grand homme dont la tête allait mieux a cause du chapeau pointu qui maintenant la recouvrait se la frappa de la paume de l'autre main et s'exclama.
Merlin : Mais j'y songe ! tu ne peux pas t'exprimer dans le langage des hommes.
Il sortit alors de sa manche gauche un bâton de coudrier, m'en frappa (violemment) sur la corne du même côté, disant soudain d'une voix caverneuse :
" Par les Trois Cercles je te donne la parole. " Ce fut tout. J'étais si émue que le seul son que je réussis a prononcer fut " Ah ! " ; c'était déjà quelque chose bien sur. Il faut bien commencer par le début, mais c'était peu et l'enchanteur, croyant avoir raté son sortilège, s'apprêtait à m'assener un deuxième coup de baguette sur ma corne droite cette fois-là.
Je m'écriai alors tout étonnée de posséder un vocabulaire aussi riche, acquis en quelques instants :
" Arrêtez, arrêtez, noble Merlin, ne me frappez plus, ma corne gauche est déjà toute navrée, vous allez me tuer. "
" C'est toujours ainsi, grommela l'enchanteur, hommes ou bêtes, ils sont pareils, faites-leur un cadeau et ils vous engueulent. "
Ce qui prouvait que si j'avais été injuste, lui savait être vulgaire, ce qui est un défaut totalement inconnu de l'espèce des berniques.
Mais il se radoucit et m'adressa à nouveau la parole.
" Allons, petite bestiole, dis-moi quel est le souhait que tu désires que j'exauce en échange des soins que tu m'as prodigués. "
Sans hésiter, saisie d'une inspiration quasi céleste, je lui répondis : " Garder la parole que tu viens de me prêter, Grand Merlin. "
Il en resta tout pantois : manifestement, confier le langage humain une humble bernique ne lui plaisait guère. Il réfléchit un temps mais il avait donne sa parole.
" Soit, dit-il, mais te rends-tu compte du cadeau inestimable que je te fais ? Avec l'âne et le bœuf, tu seras le seul animal à pouvoir t'exprimer dans le langage des hommes, encore ces derniers n'en usent-ils que pendant la nuit de Noël, alors n'en abuse pas, car c'est le plus grand des pièges. "
Puis il ajouta :
" Je te donne de plus l'éternité humaine.
En échange du don que tu viens de recevoir tu devras au moins accomplir deux autres bonnes actions avant que les temps de la fin ne soient venus, cela en hommage la Sainte Trinité. "
L'enchanteur enfourcha alors son bâton de pèlerin et ayant grommelé quelques mots cabalistiques dans sa barbe s'envola pour disparaître au ponant.
Je rampai précipitamment vers mon refuge car une sterne approchait dangereusement et je m'endormis, accablée de fatigue, mélangeant le rêve et la réalité.
Le grand combat (ou la deuxième bonne action)
Un autre jour que je méditais sur le triste sort de notre espèce, voici qu'il se fit un grand bruit l'extérieur de ma cache.
Poussée par la curiosité, je risquai une corne (c'était la gauche je crois) au soleil et comme la marée était basse, je pus voir le spectacle d'un grand Gaulois blond et athlétique qui luttait contre trois petits Romains (bruns et malingres comme il va de soi).
Malheureusement, ceux-ci portaient des armures et maniaient de longues épées tandis que le Celte, ceint d'une peau de bête, ne possédait qu'un petit poignard pour se défendre.
La lutte était par trop inégale et malgré son courage le géant blond allait succomber d'un moment à l'autre.
Or si je n'avait rien à voir avec l'espèce humaine, je n'en étais pas moins d'origine celtique. Aussi, jugeant la gravite de la situation, je criai : " Jette-leur du sable dans l'œil. "
Comme je m'étais exprimée en breton, les Latins ne me comprirent pas et l'effet de surprise fut total, encore que je dus préciser, car mon protégé ne paraissait pas bien futé, " et aussi dans l'autre, sinon cela ne servira à rien. "
Un peu de sable port par le vent et la face du combat changea.
Bientôt de rouges rigoles coulèrent vers la mer et le Gaulois, après avoir nettoyé son poignard sur les algues, essuya de son avant-bras son front trempé de sueur en contemplant les cadavres des envahisseurs.
Les Celtes étaient querelleurs, rancuniers et le plus souvent alcooliques, mais ils étaient braves, généreux et fidèles ; aussi, dès qu'il eut repris son souffle, le vainqueur du combat chercha-t-il a remercier celui qui l'avait aide par ses conseils.
" Ou es-tu, toi, qui m'as sauve la vie ?
- Ici, criais-je, ici. "
Il lui fallut bien dix minutes pour me découvrir. Moi, pauvre petit mollusque sans défense, nu comme un ver, et pire qu'un ver, car je ne pouvais m'enfouir dans le sol.
Il se baissa, me prit avec une grande douceur dans le creux de sa main, c'était la droite, je m'en souviens encore, et dit :
" Sache que tu viens de rendre un grand service à ceux de ma race en sauvant la vie du dernier chef des Gaulois, le digne successeur de Vercingétorix et de Claudius Civilis1.
Tu es faible et désarmée, pourtant c'est ton intelligence qui m'a fait remporter la victoire. Je ne suis pas un ingrat, aussi vais-je faire quelque chose pour toi. "
1. A l'époque, je ne savais pas qui il était, mais plus tard j'appris que je n'avais rendu aucun service aux Gaulois et que sa mort prématurée n'eut rien changé au cours de l'Histoire : ainsi va la vie.
Le guerrier prit alors son casque, l'ajusta tant bien que mal sur mon dos, puis de son souffle de héros, émule des demi-dieux de la Grèce antique, le fixa à jamais sur mon corps. La coiffure des Celtes s'appelait le brenn, c'est pour- quoi, depuis cette poque, on nous appelle communément brennik, bernicle ou bernique.
Et ma vieille amie conclut malicieusement son conte en ajoutant : " Seuls les Latins vexés de cette défaite s'obstinent nous appeler patelle ou patella. Ils y ont même accolé, croyant nous abaisser, l'adjectif de vulgata. Mais si, dans les austères musées, Patella vulgata est notre nom, tous les enfants du monde nous nomment bernique...
Et pour nous, c'est ce qui importe... "
Au secours d'Hippocrate (ou la troisième bonne action)
Pendant de nombreux siècles, rien ne se produisit. Peu de gens allaient aux Glénan en ces temps anciens et les quelques pécheurs qui travaillaient au large ne débarquaient qu'aux grandes marées pour nous traquer dans l'intention bien délibérée de nous manger, ce qui n'incitait pas au dialogue.
De plus, Merlin m'avait recommande de parler le moins possible et, en cela, il était sage.
Je grandissais, vieillissais et m'inquiétais car je n'avais toujours pas accompli ma troisième bonne action, alors que les hommes dans leur folie préparaient déjà l'apocalypse.
Cependant, un jour ou bien installée sur un promontoire je profitais du soleil l'abri d'une petite touffe de goémons de mes connaissances, j'assistai à la chute d'un bambin de trois-quatre ans. Il n'avait pas vu le rocher sur lequel je trônais.
Larmes et sang inondèrent le visage de l'enfant et la mère affolée se précipita pour secourir le " cher trésor ".
Or ce dernier était affect d'un strabisme qui l'empêchait de voir autre chose que le bout de son nez. J'hésitai un court instant, me rappelant les conseils de prudence de l'enchanteur mais je vieillissais et je n'avais pas parlé depuis tant de siècles... et puis j'ai toujours eu la fibre maternelle.
Aussi levai-je la voix et je fus tout étonnée de m'en- tendre m'exprimer comme si j'étais diplômée de l'école des Sciences Politiques : " Chère Madame, lui dis-je, très mondaine, votre enfant n'y voit rien. Sa vue converge, il faut fortifier les muscles de ses yeux afin qu'il ne louche plus. épargnez la vie de mes semblables, mais ramassez deux coquilles vides, cassez-en l'extrémité et appliquez-les sur les yeux de votre enfant.
Il devra ainsi jour après jour faire des efforts salutaires pour voir et bientôt son strabisme aura disparu. "
L'amour d'une mère est tel que seul le bonheur de son rejeton compte. Aussi, la douce maman ne s'étonna nullement de mon intervention. Elle fit ce que je lui avais conseillé sans même penser à me remercier et, le soir même, regagna le continent.
Je sus plus tard par l'intermédiaire d'une mouette rieuse qui hibernait sur la grande terre que son fils avait été guéri et que les deux coquilles étaient exposées dans la vitrine du salon avec les décorations du grand-père mort la guerre de 14-18. "
Ainsi parla la reine.
Le jusant avait ramené avec lui toutes les petites berniques car il était temps pour les enfants d'aller dormir, le marchand de sable et de gros sel était passé.
Nous étions seuls. Mon amie m'adressa une dernière fois la parole et me dit : " J'ai accompli mes trois bonnes actions, à cause de Merlin je dois cependant aller jusqu'à la fin des temps, mais, comme tu le vois, je suis vieille et fatiguée; aussi, maintenant que j'ai payé mon dû et que tu sais tout, rappelle tes chevaux mais rappelle-toi aussi que moins l'on est nombreux, moins l'on parle et plus on risque d'être heureux. "
La bernique a repris sa place millénaire, j'ai fait la leçon aux poneys qui ne vont plus la déranger (cela m'a d'ailleurs coûté quelques kilos de sucre, mais qu'importe).
Je pourrais comme autrefois aller regarder l'océan tous les soirs, les pieds calés sur le filon de quartz, le dos collé sur le " rocher conique ", mais je n'ose plus.
Je reste dans ma ferme et je bois ferme.
Je bois comme un Breton mal dans sa peau.
Je bois en pensant a mon amie la reine des berniques.
Gwenn-Aël Bolloré