Par M. le Docteur HÉNON, Membre du Corps législatif.

Extrait du Bulletin de la Société botanique de France.

(Séance du 10 avril 1863.)

Parmi les Narcisses anciennement connus, il en est plusieurs sur lesquels on est bien loin d'être d'accord et dont le type original semble perdu. Pour divers botanistes, le -Narcissus calathinus de Linné est une plante inconnue de nos jours. Quelques-uns pensent la retrouver dans l'espèce que Bonnemaison a signalée, il y a un demi-siècle, dans les îles Glénans, et que Loiseleur désigne sous le nom de Narcissus reflexus (Narcissus Reflexus. - N. foliis angusto-linearibus virentibus planiusculis dorso subconvexis binerviisque, scapo cylindrico Iævi 1-2-floro, nectario campanulato margine sexerenato, petalis reflexis alterne latioribus subæquali, floribus cernuis. (Loiseleur, Recherches sur les Narcisses indigènes, 1810, in-4°, p. 42.)). Cette supposition me paraît peu admissible, puisque le ,N. calathinus de Linné est une plante orientale, à fleur jaune et odorante, à feuilles planes, tandis que le N. reflexus, décou- vert par Bonnemaison, a été retrouvé seulement en Espagne et en Portugal, que les fleurs sont d'un blanc jaunâtre et inodores, que les feuilles sont convexes d'un côté et présentent une double nervure saillante. Enfin Linné ne mentionne pas dans son espèce le caractère qui a motivé le nom spécifique de celle de Loiseleur : les segments du périgone réfléchis et dressés par suite de l'inclinaison de la fleur, coinme dans les Cyclamen et le Dodecatheon.

La plante indiquée par Bonnemaison croit dans des îlots éloignés de la côte du Finistère, îlots peu fréquentés, d'un abord difficile, dans une mer assez mauvaise, surtout au printemps. Par un temps favorable, la traversée se fait en deux heures; par une mer agitée, le trajet est beaucoup plus long; j'ai mis huit heures à l'accomplir.

Peu de naturalistes vont dans ces îles; on n'en a rapporté que rarement le Narcisse, dont la floraison, de courte durée, a lieu du 5 au 23 avril.

M. J. Gay, l'un des doyens des botanistes français, avait été avec son fils aux îles Glénans, il y a une quinzaine d'années, dans une saison où il ne reste aucun débris extérieur de la plante. Il fit des fouilles à un endroit qu'on lui avait indiqué, et, parmi un grand nombre de bulbes qu'il recueillit, il en trouva quelques-uns qui étaient ceux du N. reflexus. Un soupçon lui restait, soupçon partagé par beaucoup de personnes :le N. reflexus était-il bien réellement spontané dans l'île Saint-Nicolas ? A l'instar de I'Amaryllis de Guernesey (A. sarniensis L.), dont l'histoire est si connue, il avait peut-être été jeté dans cette île par suite d'un sinistre maritime et s'y était naturalisé.

Antérieurement à m. Gay, Bonneinaison avait rapporté des Glénans des échantillons multiflores ou présentant des variations de couleur. Tous ces individus appartenaient-ils à la même espèce ? C'était un second point à vérifier.

Je me décidai, cette année, à profiter des vacances de Pâques pour essayer de résoudre ce petit problème. Je me transportai donc rapidement jusqu'à Coiicarneau (port du Finistère), où je pris le bateau blanc, monté par cinq hommes et dirigé par un pilote habile, et le lundi de Pâques (6 avril), malgré un gros temps qui nous rendit la traversée pénible, je pus explorer deux îles. Il nous fut impossible d'aborder ailleurs, tant la mer déferlait avec fureur sur les autres îlots, entourés de rochers et de récifs.

Le premier où nous abordâmes ne fait point partie des Glénans et se nomme I'lle-aux-Moutons. Il est à deux lieues environ au sud de la pointe de Mousterlin, long d'à peu prés quatre cents mètres, inhabité, sans source.

Dans l'île, le terrain est léger, sablonneux; en quelques endroits il a plus de 50 centimétres d'épaisseur ; il est noir, assez semblable à de la bonne terre de bruyère. La végétation était fort belle. L'herbe, d'un vert foncé, s'élevait à 60 centimètres. De tous côtés, l'œil rencontrait des fleurs bleues, blanches ou jaunes. Le Lychnis dioica est commun ;plus élevé, plus velu qu'ailleurs, il est encore remarquable par la grandeur de ses corolles. Une variété de la Scille-penchée (S. nutans Smith), que M. Gay considère comme différente de celle qui croît aux environs de Paris, était en pleine floraison. Nous en trouvâmes une sous-variété à fleurs d'un blanc jaunâtre. Ça et là une grande Crucifère, du genre Brassica, dressait ses tiges fleuries et contrastait par ses larges feuilles et par ses pétales jaunes avec une Radiée semi-ligneuse (Pyrethrum maritirnum Smith), à fleurs blanches, au feuillage finement découpé. Ailleurs, une Léguinineuse (Vicia) se cramponnait avec ses vrilles au-dessus des hautes herbes, pour y produire à la lumière ses fleurs solitaires, sessiles, axillaires et d'un jaune teinté de violet. La variété de la Bette-maritime (B. maritima var. erecta Gren. et Godr. ; B. carnulosa Gren. mss.), que plusieurs considèrent comme le type de la plante cultivée, est aussi spontanée dans cette Île. M. Duchartre a remarqué que la grande régularité avec laquelle les feuilles sont disposées sur la tige de cette plante peut servir à démontrer la superposition de cinq en cinq de certaines feuilles alternes. C'est un bel exemple de phyllotaxie. La tige dressée de cette Bette, ses feuilles larges et charnues, la font distinguer de loin. Le Lichen qui sert à fabriquer l'orseille (Roccella fuciformis α DC.) couvrait les rochers.

Dans les pelouses sèches qui garnissent les bords de la mer, on retrouvait la majeure partie des plantes qui croissent sur les côtes de cette partie du Finistère, notamment le Behen-maritime, tout constellé de fleurs, ainsi que les petites sphères d'un rose plus ou moins vif de I'Armeria maritima. Le Trèfle-blanc, plusieurs variétés naines de Myosotis, deux espèces de Cresson, le Plantain-maritime étaient aussi en pleine floraison. Une plante bulbeuse, que je crois être une Ornithiogale ou une Scille, formait, par l'entrecroisement de ses feuilles touffues, de larges plaques de gazon, mais sans aucune trace de fleurs.

On m'avait assuré que le Narcisse-réfléchi croissait dans l'île-aux-Moutons ; c'est en vain que nous l'avons cherché ; s'il y existe encore, il doit y être très-rare.

La seconde île où nous pûmes aborder est I'île Saint-Nicolas. Elle est beaucoup plus grande que l'îlot que nous quittions; c'est l'une des plus importantes du groupe des Glénans, composé d'une quinzaine d'îles ou îlots. Ce petit archipel est situé à quatre lieues au sud-sud-ouest de Concarneau.

L'île Saint-Nicolas est cultivée en partie; un fermier et sa famille I'habitent toute l'année. Le terrain, sablonneux, parait médiocrement fertile. Il y a quelques broussailles peu élevées, mais on n'y voit aucun arbre, soit à cause (le la violence des vents qui y règnent une grande partie de l'année, soit à cause du peu de profondeur du sol. Deux pieds de vigne, chétifs et mal tenus, étaient plantés contre la maison. On cultive le Blé dans de grands carrés enclos de murs, construits en pierres sèches et hauts d'un mètre environ, qui brisent les courants d'air. Une autre ressource du fermier est l'incinération des varechs pour la fabrication de la soude. La végétation spontanée est peut-être plus variée que celle de l'île-aux-Moutons, mais elle était incomparablement moins luxuriante.

A peu de distance de l'unique maison de l'île, se trouve le mur en pierres sèches à l'angle duquel M. Gay avait creusé pour chercher des bulbes. Trois pieds du Narcisse-réfléchi balançaient leurs fleurs en cet endroit, et, comme dans ce désert le sol est rarement remué, le creux fait jadis par M. Gay était encore reconnaissable.

Là où l'on cultive le Blé, le N. reflexus a disparu. On le retrouve sur la lisière des champs et dans les terrains non défrichés. II y est assez abondant pour qu'on puisse le considérer comme vraiment spontané. Le plus ordinairement il est uniflore, fréquemment on le rencontre biflore et quelquefois triflore. Le scape s'élève de 10 à 20 centimètres, mais, lorsque le sol est profond et de bonne qualité, il acquiert jusqu'à 30 centimètres de hauteur, et presque toujours alors il est multiflore.

Je n'ai trouvé que des variétés ou variations peu importantes.

La couleur des fleurs est d'un blanc plus ou moins teinté de jaune.

Les segments du périgone sont parfois notablement plus étroits, aigus.

La couronne ou coupe varie un peu dans son évasement ; ses rapports de longueur avec le tube et avec les segments du périgone sont assez constants.

Dans les étamines, dont trois sont presque sessiles et incluses dans le tube, tandis que les trois autres, munies de longs filets, portent l'anthère aux deux tiers de la couronne, j'ai vu parfois les étamines inférieures pourvues de filets assez longs portant l'anthère jusqii'au tiers de la couronne. Je n'ai observé cette disposition que dans les variétés à segments dri phigone étroits.

Le fermier m'a assuré que dans une île voisine, celle de l'Étang ou du Loch, le Narcisse est commun ;qu'il y prend de grandes dimensions. C'est de là peut-être ou des jardins que proviennent certains échantillons à cinq ou six fleurs qu'on voit dans les herbiers.

A l'exception du Narcisse, du Chou-à-huile qui parait échappé des. cultures, et de la variété de la Scille-penchée que j'ai mentionnée plus haut et dont le fermier se sert ici pour faire des cataplasmes maturatifs, je n'ai trouvé que peu de plantes fleuries.

Notre rapide exploration a. eu pour résultat la. certitude que le Narcissus reflexus est bien véritablement spontané dans les îles Glénans, et que les variations multiflores ou à segments aigus appartiennent. à la même espèce.

Il fallait se hâter :les marins nous rappelaient, la mer devenait de plus en plus mauvaise, on avait des craintes pour le retour. Heureusement nous en fûmes quittes pour la peur, la pluie et le mal de mer, dont on peut rire, mais seulement quand on a mis pied à terre.

Paris. - Imprimerie de E.MARTINET, rue Mignon.

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