Genève – Société anonyme des Arts graphiques
Imprimerie W. KÜNDIG & Fils
1903
Chapitre X L’archipel des Glénans.
Par 6°,17’ de longitude Ouest de Paris et 47°,43' de latitude Nord, en plein Océan Atlantique, à quelques kilomètres de la côte qui s'étend de Pen-Marc'h à Concarneau, émergent quelques fragments détachés du vieux monde qui font là un groupe d'îlots sauvages, un petit archipel qu'à peu près personne ne connaît. Il est pourtant habité par une douzaine de familles bretonnes adonnées aux soins de misérables cultures et à la pêche, heureusement plus lucrative, des homards et des langoustes. Leurs bateaux sillonnent tous les jours les eaux méchantes du voisinage, montés par deux ou trois hommes et un mousse. Ils vont ainsi lever les « casiers, » des sortes de nasses en osier dans lesquelles les grands crustacés se laissent prendre, attirés par les morceaux faisandés des poissons et des crabes dont ils sont friands. Leur existence insulaire s'écoule monotone, en lutte continue avec les flots ; et tous les jours c'est la même chose, ils partent de grand matin sur leurs bateaux, pour ne revenir que le soir. Seulement, deux fois par an, les écrevisses de mer changent de direction, elles descendent en troupes vers le Sud ou émigrent, au contraire, vers le Nord. Cela donne plus d'animation aux pêcheurs, on s'en aperçoit surtout à leur plus grande gaieté et à leur habitude de fêter les captures miraculeuses qu'ils font alors, en buvant d'énormes quantités de cidre.
Ces simples gens vivent à peu près complètement séparés de leurs semblables, qu'ils ne recherchent pas d'ailleurs, tant ils sont bien adaptés à leur solitude. Lorsqu'un « terrien » aborde par hasard sur leurs îles, ils ont une manière à eux de le dévisager, ils le considèrent comme un intrus et, froidement, le lui laissent voir. Petit à petit, cependant, si l'étranger se prête à quelques avances, s'il s'efforce de mettre ses sentiments à l'unisson avec les leurs, il ne tarde pas à reconnaître en eux des qualités exquises. D'amicales relations s'établissent, tandis que des allures hautaines les eussent rendues impossibles; la froideur s'évanouit et le nouveau-venu, accepté comme ami, s'attache vivement à ces pauvres familles de pêcheurs.
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Nous gagnons les îles à bord d'un petit vapeur de l'Etat, la Perle, gracieusement mis à notre disposition par le ministre de la marine. C'est une simple chaloupe portant sept hommes d'équipage, elle tient solidement la mer et nous est devenue indispensable dans les draguages auxquels nous procédons dans la région côtière du Finistère; elle a été outillée pour satisfaire les exigences des naturalistes, à présent que leur ambition est de connaître le dessous de la mer autant que sa surface; sa baleinière, en particulier, nous permet d'aborder les rochers contre lesquels le ressac bat sans interruption.
Nous emportons des vivres pour huit jours, car on ne trouve guère de quoi manger aux Glénans, les auberges n'y sont pas connues; nous avons une excellente carabine pour la chasse aux lapins sauvages, des pelles destinées à fouiller dans le sable que la marée découvre, des filets fins pour la pêche pélagique. Nous voulons récolter les organismes inférieurs, abondants sous les pierres et dans l'épaisseur de ces plages de sable que personne ne fréquente.
Nous sommes au mois de juillet, mais la brume est aussi épaisse qu'en automne; nous marchons lentement, prudemment, à travers des eaux ténébreuses. La mer est exceptionnellement calme, et, pour nous faire la main, nous donnons un coup de drague sur un tapis d'algues calcaires renfermant des multitudes de vers et d'étoiles rouge-vif. De grands oiseaux, des goëlands, des stercoraires, nous font cortège; des bandes de cormorans, le cou tendu, tous droits et rigides comme des bâtons auxquels on aurait attaché des ailes, traversent, rapides, à notre proue. Ils poussent des cris stridents, des cris de joie peut-être.
Mais ce qu'il y a de plus coquet à voir durant cette traversée, c'est la légion des bateaux de pêche qui s'en vont jusqu'au banc des sardines, si étonnamment nombreuses cette année; on dirait un vol de papillons blancs glissant au ras de la mer.
A travers les opacités du brouillard, graduellement, des ombres surgissent, et l'on reconnaît des colonnes de phares, les murailles d'un vieux fort, les contours irréguliers d'îlots, grandis par la réfraction de la lumière sur les gouttelettes aqueuses suspendues dans l'atmosphère.
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Les îles minuscules auxquelles nous atteignons sont très découpées par les flots, très usées; elles s'élèvent peu au-dessus du niveau de la mer; leur surface est ondulée, le sable blanc qui les recouvre nourrit quelques plantes maigres, des ajoncs chétifs, quelques touffes de piles bruyères, des oignons sauvages, du mouron, des chélidoines. Sur leurs feuilles décolorées voltigent quelques insectes apportés, sans doute, du continent par les vents d'Est et, sur leurs rameaux anémiés, des grappes de petits colimaçons gris cherchent avec peine leur nourriture.
Le paysage est dénudé, aucun arbre naturellement, comme sur toute les îles violentées par le vent; mais, partout, des traces du travail de la mer et des amoncellements de ruines, des pierres penchées aux attitudes bizarres, des figures de fantômes qui, à la chute du jour, paraissent s'animer, s'infléchir sur leur base, agiter leurs sommets couverts de lichens, comme des chevelures dans lesquelles les embruns phosphorescents jettent des lueurs de mystère.
Deux de ces îles, Penfret et l'Ile aux Moutons, portent des phares ; elles sont distantes de dix kilomètres et marquent les limites de l'Archipel. Le phare de Penfret est soutenu par une tour carrée s'élevant à vingt-deux mètres au-dessus du sol; son feu, varié par des éclats précédés et suivis de courtes éclipses, est visible jusqu'à dix-sept milles en mer. Tous deux rendent de grands services dans ces parages. En outre, quatre îles sont habitées : St-Nicolas, le Loc'h ou l'Étang, le fort Cigogne, occupant le centre du groupe, et Drennec, nom breton du bar, excellent poisson que l'on pêche dans le voisinage.
Le fort Cigogne a joué autrefois un rôle important, lors des guerres avec les Anglais; aujourd'hui, il est abandonné. Ses murs puissants n'abritent plus que des légions .de rats, de gros rats affamés qui dévorent les provisions que nous avons apportées et, la nuit, font un tel vacarme qu'il n'est pas possible de dormir. Nous leur avons livré une bataille rangée, à ces terribles rongeurs, une bataille où nous avons été vaincus.
Tout à l'entour des îles sont parsemés, sur un périmètre immense, des écueils qui se transforment eux-mêmes en îlots pendant les grandes marées.
La mer des Glénans est superbe et très excitable ; elle se met volontiers en colère dans sa lutte perpétuelle avec les vents de suroi, qui, plus que tous les autres, ont le don de l'exaspérer. Les courants y font le tour du compas; ils sont si violents parfois, qu'ils rendent les eaux dures au bout de quelques instants. La navigation doit donc être ici extrêmement prudente et attentive. Les meilleurs pilotes y ont laissé échouer leurs navires. Les épaves pullulent sur les côtes ; à chaque instant, on signale de nouveaux naufrages.
Vers l'Ouest de Drennec, complètement renversée sur la grève, se profile la carcasse d'un grand bateau, la Léonie, chaviré il y a quelques années et dont le pillage par des pirates - il Y en a encore en ces contrées - s'est accompli avec tant de dextérité et un si grand succès que l'on en parle encore dans les îles sur un ton d'admiration.
Au Nord du Loc'h, dans une dépression du sol, en un endroit solitaire, on aperçoit quatre grandes croix noires, fléchissantes, sombres et lugubres, se détachant sur le sable blanc; elles sont destinées à bientôt disparaître, l'humidité salée de l'air les a beaucoup rongées. Pourtant elles marquent encore les tombes des naufragés de l'Intrépide, Gouven Larsonneur, Martin Corvec, Pierre Padellec et Joseph Le Tourver, de fameux marins, ceux-là, des hommes jeunes encore, courageux et robustes, qui furent brisés, un jour d'orage, sans que personne s'en aperçût, contre les granits délabrés de ces côtes redoutables. Et, tout près, à une enjambée d'elles à peine, une croix blanche, plus basse que les autres, indique qu'un petit enfant: « un ange de plus au ciel », porte l'inscription, le fils de Malgorw, est là, loin des siens, enseveli dans la poussière. Tout frêle, et souriant à la mort qui venait à lui, il fut arraché par une lame de fond, pendant qu'il jouait sur un rocher. Un accident tout semblable a laissé de pénibles souvenirs à Penmarc'h : plusieurs dames furent enlevées, en 1870, par une vague terrible qui ne rendit qu'un cadavre. Ces pauvres sépultures, égarées en ce lieu désert, sont enveloppées par les rayons pourprés du couchant au moment ou nous les découvrons; ils leur font une auréole magique et mettent une note d'espérance sur ces tombeaux abandonnés.
Certes, la mer est aussi mauvaise ici, aussi meurtrière que dans les lieux que ses accès de furie ont rendus célèbres, à la pointe de Raz, à l'île de Sein ou à Ouessant. Les méchants génies des flots semblent s'y être donné rendez-vous. Pourtant, chaque année, quelques bâtiments viennent demander un abri aux rares mouillages qu'offrent les Glénans, sous l'île de Loc'h, par exemple, qui protège les bateaux de pêche contre les vents d'Ouest.
Les sondages effectués dans l'Archipel démontrent que tous ces îlots, ces récifs réunis par des bas-fonds, ont été fusionnés autrefois en un seul vaste plateau émergeant des eaux, une grande presqu’île qui, enfoncée peu à peu dans l'Océan, ne montre plus aujourd'hui que ses points culminants, à peu près tous situés vers le Nord. Une tradition précise rapporte même que l'Archipel, distant à l'heure qu'il est de plus de quatorze kilomètres de la côte continentale, lui était encore uni dans les premiers siècles de notre ère. Le Pardon de Fouesnant se rendait jadis, assure la tradition, depuis le village de ce nom jusqu'à la chapelle de St-Nicolas, qui en est maintenant séparée par un immense bras de mer.
Il est certain que la dislocation des Glénans n'est pas très ancienne. La configuration de la côte de Concarneau a beaucoup changé dans les temps historiques, cela saute aux yeux lorsqu'on consulte les vieilles cartes de cette région. On aperçoit encore entre les îles, à quelques mètres au-dessous du niveau des basses mers, les pans de murs de maisons englouties; les vagues jettent parfois encore sur leurs rivages des fragments des ardoises qui recouvraient leurs toits. La forêt disparue, à laquelle Concarneau doit son nom, laisse toujours saillir hors du sable où elle est ensevelie, des troncs à peine carbonisés ; ils n'ont pas même eu le temps de se transformer en lignite, ce qui permet de déterminer approximativement leur âge.
Les Glénans dépendent de la commune de Fouesnant, joli village situé sur une hauteur, de telle sorte que le clocher de son église domine toute la baie de la Forêt. On s'y rend depuis Concarneau par une route cahoteuse et fatigante, empreinte, d'un bout à l'autre, de couleur locale, une route creusée entre des tertres couverts de fleurs. Des chênes énormes et d'innombrables châtaigniers y jettent beaucoup d'ombre, la forêt est touffue, inculte, délicieuse avec son air de forêt vierge.
Ici encore, on se sent en pleine Bretagne, dans ce pays très vieux, à peu près immobilisé, et pourtant riche et plantureux. Il fait, grâce à ses verdures, un si parfait contraste avec les îles, qu'on a peine à se figurer qu'elles en ont fait partie. A deux pas d'une petite ville gracieuse, où sont accumulés tous les conforts, le luxe même de la civilisation, de cette petite cité de Concarneau, si aimable (malgré l'odeur forte qui émane de ses fabriques de sardines à l'huile), si lumineuse par les belles journées estivales, et dans laquelle des peintres de tous les pays apportent chaque année les finesses et les élégances de la vie des artistes, on se trouve subitement plongé dans la nature rustique et primitive ; les gens eux-mêmes ont des aspects d'un autre age. Les bonnes femmes vous saluent au passage et les hommes tirent respectueusement leurs chapeaux devant vous. Ils vivent dans des chaumières, sur la lisière des champs de blé ou de pommes de terre, ce sont des agriculteurs voués depuis longtemps au travail du sol qu'ils ont fait fructifier.
Pendant que nous passons au bord d'une côte rapide, nous remarquons quatre petites filles en train de jouer sur un tas de paille, un jeu typique qui les amuse très fort: le jeu de la puce. Il nécessite une certaine habileté, car il consiste à pourchasser l'insecte après lui avoir cruellement arraché ses longues pattes de derrière. Cela captive beaucoup les enfants et leur fait un exercice d'adresse qui leur sera, dit-on, très profitable plus tard. Avec leurs petits doigts, elles poursuivent la puce qui s'insinue entre les buchilles et, lorsqu'elles l'ont saisie, elles triomphent. Parfois elles tuent la puce par des mouvements trop brusques et maladroits; alors leurs mères qui suivent d'un regard attendri cet exercice original, la remplacent aussitôt, car elles en ont toujours de rechange et des grosses, dodues, des exemplaires de musée.
D'ailleurs, le dimanche matin, on peut assister en plein air à des scènes méridionales, à des chasses burlesques dans des chevelures au vent, à des nettoyages en public dont il est difficile de se faire une idée. Ce sont là d'anciennes coutumes d'un pittoresque si intense que malgré tout ce que la pudeur en souffre, il serait regrettable d'y renoncer .
Le 29 juillet, jour du Pardon, toute cette population agreste se réunit à l'église de Fouesnant et, comme les pêcheurs des Glénans y viennent aussi, on peut se livrer à des observations comparatives fort curieuses. Sur les uns le travail de la terre a marqué son empreinte; chez les autres, ce sont les luttes avec la mer qui ont laissé des traces profondes. Ainsi, d'une même souche, sont issues deux races fort dissemblables et dont les différences s'accentuent, car marins et agriculteurs ne se mélangent guère.
Autrefois, la beauté des femmes fouesnantaises était fort réputée; elle n'avait d'égale que leur coquetterie. La grand-mère de notre hôtesse se souvient encore combien ses contemporaines étaient jolies et admirées. On venait de loin pour les voir. Cela, en vérité, ne vaut plus la peine d'un voyage. La beauté des-traits, l'éclat du teint que les pluies cinglantes et les plus brûlants rayons du soleil ne faisaient qu'aviver semblent peu à peu s'évanouir.
Chapitre XI Concarneau.
Lorsque je songe à Concarneau, trois images surgissent, avant toutes les autres, devant mon esprit.
D'abord, c'est la vieille ville fortifiée baignée par la mer, la vieille « Ville-Close, » enserrée dans ses remparts de granit, ses tours à créneaux, sa grosse porte et son pont-levis qui la relie à la terre ferme. Et je vois distinctement, dans l'unique rue de cette vieille cité, une petite boutique sombre dans laquelle j'achetai, il y a quelques années, un navire minuscule, entièrement gréé, un chef-d'œuvre d'habileté et de patience, construit par les vieilles mains tremblantes d'un marin quasi-centenaire. Il avait perdu la vue, le pauvre homme, et la forme de ces petits bateaux faits par lui, qu'il palpait de ses doigts calleux, était sa dernière sensation agréable.
Puis, j'aperçois, auprès d'un canal, une vaste place enveloppée d'un miroitement de petites flammes jaunes, autour desquelles des femmes sont accroupies. Ce sont de laborieuses femmes de pêcheurs qui, à la lueur vacillante de bougies brûlant à l'air libre, s'empressent de ranger entre des couches de sel, les sardines rapportées par leurs maris. Expédiés par le « train de marée, » ces milliers de poissons seront vendus, demain, dès la première heure, à Paris, dans les halles. Durant le mois de septembre, la préparation des paniers à sardines se prolonge tous les soirs après que la nuit est venue, et tous les soirs une grande animation règne autour des petites flammes jaunes sur la grande place voisine du port.
Enfin, et cette image est particulièrement radieuse, je vois des centaines de voiles blanches et brunes, courant au large dans la lumière du matin, toute une flottille de bateaux de pêche chassés par le vent du flux. Ils s'en vont puiser au moyen de longs filets dans le « banc de sardines » de quoi alimenter les marchés et les usines de Concarneau.
Je me rappelle alors les fatigues et les anxiétés de cette pêche que j'ai faite jadis, en compagnie de six hommes expérimentés et d'un mousse de douze ans. Nous partions avant jour sur notre bateau Marie-des-Anges. Des oiseaux de mer voltigeaient à sa proue, et ces oiseaux nous servaient de guides, ils savaient parfaitement où nous allions; aussitôt qu'ils avaient senti la sardine ils jetaient un cri aigu. A ce signal, nous abattions nos voiles et commencions à pêcher. Bientôt, des reflets métalliques se montraient à la surface de l'eau, des chatoyements d'émeraude et d'azur sur les écailles détachées de la peau des innombrables poissons qui se « maillaient » dans nos filets. Pêches merveilleuses, bien faites pour donner une idée de l'infinie fécondité de la mer ! Certains jours nous rapportions jusqu'à trente mille sardines. Neuf cents bateaux autour de nous en faisaient autant, et le lendemain.... nous recommencions.
Chapitre XII Singulier marché.
Pauvres enfants de la nature ! Jeunes filles qui portez une petite fortune sur vos épaules, vous êtes tentées de la transformer en espèces sonnantes !
Cela se comprend ! elles sont toujours si séduisantes, les pièces blanches, aux yeux de ceux qui n'en ont pas, et elles sont si secourables à leurs misères. J'ai bien vu hier, dans un village, comment les choses se passent. Une enfant était venue vendre sa chevelure, sur la place publique, à un grossier industriel, dont c'est le lucratif métier de tondre ainsi, en plein air, sans égard pour leur pudeur, de jeunes têtes innocentes et pauvres. L'enfant en faisait assurément le sacrifice de bon cœur, car elle avait besoin d'argent pour soigner son petit frère malade et sa mère paralysée; c'était pourtant un vrai sacrifice pour elle, chez qui perçait, dans l'épanouissement de ses quinze ans, une pointe d'instinctive coquetterie ! La pauvre fille ne s'était peut-être jamais regardée dans un miroir; elle sentait cependant qu'elle allait s'enlaidir !
De fait, son abondante chevelure, que les brises de la mer avaient longtemps tordue, tombant en longues mèches sur son cou bronzé, lui faisait une magnifique parure !
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Le marché étant conclu, l'enfant, sur un signe du praticien, s'assied en plein soleil sur le tabouret fatal; puis, avec quelque hésitation, elle défait le nœud de sa coiffe; des gerbes épaisses d'un châtain clair s'en échappent.
Alors Ses longs cheveux épars la couvrent tout entière, et pendant qu'elle s'efforce de sourire aux regards indiscrets qui contemplent son gracieux profil, l'opérateur approche brusquement de grands ciseaux de cette fine tête de petite paysanne, et c'est pitié de voir tomber les boucles soyeuses qu'il étale ensuite soigneusement sur un dévidoir, après les avoir tranchées au ras de la peau.
Cela ne dure qu'un instant: l'enfant est bientôt devenue méconnaissable; elle ne sourit plus maintenant; une larme perle au bord de sa paupière, mais la larme est vite refoulée, car le « marchand de cheveux » rétribue sa victime : il lui donne une pièce d'étoffe et un petit écu, qui lui sert à acheter chez le pharmacien des remèdes pour son frère malade et sa mère impotente.
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Ce sont, le plus souvent des marchands de foulards, de bonnets et autres vêtements féminins qui, parcourant les fêtes locales dans les campagnes les plus reculées, ajoutent à leur commerce celui des « cheveux naturels. » Une fois par an, ils reviennent dans les mêmes villages; ils annoncent leur présence au son du tambour, guettant sous les coiffes les plus épaisses toisons. Ils s'en retournent rarement les mains vides.
La valeur des cheveux récoltés de la sorte est fort élevée; elle varie selon leur couleur, leur longueur, leur degré de finesse et leur état de conservation. Les cheveux d'un mètre se paient cinq ou six fois plus cher que ceux qui n'ont que vingt ou trente centimètres. Après les cheveux gris-cendré, qu'une mode excentrique fait porter à de jeunes mondaines, les cheveux blonds sont les plus recherchés. Ces derniers se cotent cinq ou six fois la valeur des cheveux châtains ou bruns; ils sont aussi les plus rares, les plus soyeux, les plus légers. L'amour des contrastes les fait vendre, dit-on, dans le Midi surtout, ou les femmes sont plus coquettes qu'ailleurs. Les grandes dames romaines portaient déjà, au temps d'Auguste, des perruques blondes fabriquées avec des chevelures enlevées aux femmes gauloises.
Singulière coutume ! elle entretient cette recherche de chevelures vierges dans les provinces reculées, et le commerce en est d'autant plus fructueux que l'offre ne suffit jamais à la demande ; un perruquier affirmait qu'il faudrait par an plus de quinze mille chevelures de jeunes filles des campagnes pour satisfaire à la confection des nattes et des bandeaux qui suppléent aux lacunes capillaires des belles dames des villes ou qui, simplement, flattent leur fantaisie.