Revue des sciences et de leurs applications à l’art et à l’industrie.
Journal hebdomadaire illustré
Cinquante-deuxième année
1924 – deuxième semestre
p. 246 à 248 – N° 2637 – 18 octobre 1924
Masson et Cie, Éditeurs
Librairie de l’académie de médecine
Paris, 120, boulevard Saint-Germain
Il existe sur le territoire de la France continentale (nous laissons de côté la Corse où l'on connaît un assez grand nombre de plantes spéciales très localisées) 10 ou 15 espèces végétales extrêmement rares, vivant seulement en une ou quelques localités voisines où elles sont représentées par un petit nombre d'exemplaires.
Depuis qu'on les connait, elles se maintiennent heureusement, soit par leurs graines, soit par les organes souterrains, mais elles ne semblent guère s'étendre. Il est même probable que quelques-unes finiront par s'éteindre.
Parmi ces plantes, les unes constituent ce que l'on nomme des espèces endémiques, c'est-à-dire des espèces extrêmement localisées, ne vivant le plus souvent qu'en un seul point du globe. Pour la plupart des naturalistes, ces plantes endémiques sont de vieilles espèces en voie d'extinction qui ont occupé autrefois une aire plus grande quand les conditions climatiques ou biologiques leur étaient plus favorables. Pour Willis (Age et Area), au contraire, les endémiques sont des espèces récemment apparues qui n'ont pas encore eu le temps de se disséminer à de grandes distances. Nous pensons pour notre part qu'il existe des paléo-endémiques et des néo-endémiques.
Appartiennent à la première catégorie, les espèces très stables et isolées aujourd'hui de toute forme voisine, autrement dit les espèces linnéennes endémique.
Au contraire les espèces jordaniennes endémiques sont pour la plupart des néo-endémiques. Elles sont en train de se séparer du stirpe qui leur a donné naissance ; par suite de leur isolement (sur une montagne, dans une île, etc.), elles s'adaptent au milieu spécial où elles sont localisées et comme il n'y a pas en ce point d'apport de formes voisines pouvant provoquer des croisements, il se produit par isolement et sélection naturelle une forme nouvelle, une espèce jordanienne légèrement distincte de celle qui leur a donné naissance. Mais le nombre de ces petites espèces est illimité et qu'elles soient endémiques ou non, elles n'intéressent que les botanistes.
Un des plus beaux exemples d'espèce paléo-endémique très localisée que l'on puisse citer est celui de l'Alyssum pyrenaicum Lapeyrouse, superbe plante a grandes fleurs blanches qui n'est connue que sur les flancs inaccessibles du rocher calcaire appelé « le soler » à la Font-de-Camps, dans les Pyrénées orientales, localité unique au monde.
Il existe une seconde catégorie de plantes très rares en France. Ce sont les espèces très disséminées à la surface du globe, dont l'aire est disjointe, qui ne se trouvent qu’en une ou deux localités en France, mais qui peuvent être communes en d'autres régions. C'est le cas par exemple du Thesium montanum Ehrh. connue seulement au Mont Mulacier et au Mont Viso sur notre frontière mais qui est répandu sur les montagnes de l'Europe centrale.
Le Narcisse des Glénans peut être rangé dans l'une ,ou l'autre catégorie. Il a été longtemps considéré comme une espèce endémique des mieux caractérisées et une des plantes les plus rares de la flore d'Europe, localisée au petit archipel breton. Il est distinct de tous les Narcisses français au point de constituer une section à part. Cependant depuis 1886, plusieurs botanistes ont montré qu’il présentait de très grandes analogies avec certaines formes de l'ouest de l'Espagne et du Portugal formes dont l'ensenble forme le groupe de l'espèce linnéenne dénommée Narcissus triandrus L.
Il s'identifie même presque complètement avec une race connue aux environs de Porto ainsi qu'à la Corogne. En tenant compte de ses affinités et des derniers travaux systématiques, je l'ai nommé Narcissus tniandrus L. var. N. Loiseleurii Rouy.
Il constitue probablement l'espèce la plus rare de la flore française, une des plantes les plus ornementales de notre pays, enfin une de celles qui sont les plus intéressantes par leur histoire, par leur habitat, par leur polymorphisme floral et leur biologie.
Histoire.
Le Narcisse des Glénans fut découvert en 1805, par un pharmacien de Quimper, Bonnemaison, connu par ses recherches sur la flore du Finistère. Deux célèbres botanistes de l'époque : A.-P. de Candolle d'une part, Loiseleur-Deslongchamps d'autre part décrivent la même année (1807) comme narcisse des Glénans, une plante horticole à fleurs Jaune-soufre, le Narcissus calathinus L. qui n'a probablement jamais existé dans l'archipel breton. C'est ce même narcisse qui fut aussi tout d'abord, dessiné par Redouté; enfin quelques années plus tard (1810) la vraie plante des Glénans était décrite par Loiseleur-Deslongchamps sous le nom de Narcissus reflexus. Mais depuis 1804, il existait déjà un Narcissus reflexus décrit par Brotero et découvert au Portugal. La plante bretonne et la plante lusitanienne sont du reste très voisines. En 1814, Redouté publia enfin un dessin d'une exactitude parfaite du vrai narcisse des Glénans et de Candolle le décrivit sous le nom de Narcissus calathinus var. B.
Ces confusions du début, qui ne furent jamais rectifiées par leurs auteurs, produisirent un imbroglio dans les flores de l'époque ; elles devaient amener par la suite des méprises tout à fait regrettables. C'est ainsi qu'en 1912, G. Rouy dans sa Flore de France pourtant si précieuse, à tant d'égards, signalait encore aux Glénans non pas un narcisse, mais trois sous-espèces distinctes, qu'il désigne sous les noms de N. Capax, N. pulchellus, et N. Loiseleurii, ce dernier nom synonyme de N. reflexus Lois. (non Brotero) correspondant seul à la plante qui existe réellement dans l'archipel.
Cependant, au cours du XIX siècle, de nombreux botanistes s'étaient rendus aux Glénans pour y observer en place la célèbre plante : Lloyd, l'auteur de la Flore de l'Ouest ; J. Gay, le colonel Debooz; Hénon, un amateur de narcisses de Lyon; Blanchard, jardinier en chef de la Marine à Brest; Bureau, professeur au Muséum, etc.
Hénon, Crié, Em. Gadeceau, Rouy ont consacré des notes intéressantes à la plante dont nous nous occupons, mais sans faire la lumière complète à son sujet.
Description de la plante
Afin d'étudier la plante dans le milieu où elle vit, nous nous sommes rendu aux Glénans le 25 avril dernier[2]. Le narcisse était alors en pleine floraison et dans l'île Saint-Nicolas, sur une superficie de près de quatre hectares, ses fleurs émaillaient les champs retournés à l’état de jachère. On constate qu'il se différencie de toutes les espèces indigènes par ses feuilles filiformes canaliculées, par son scape fistuleux portant à l'extrémité une ou deux fleurs penchées, d'un blanc presque pur et complètement inodores.
La fleur a une forme spéciale : les lobes du périanthe au lieu d'être étalés en roue sont rabattus en arrière (d'où le nom de reflexus). La couronne a la forme d'un godet plus ou moins évasé de même longueur que les lobes et crénelé sur les bords et elle renferme dans son intérieur les 6 étamines disposées sur deux verticilles et le style.
D'après la longueur des organes sexuels, on distingue 5 formes de fleurs : les unes (fleurs brevistylées) ont le style court, caché dans le tube de la fleur et les étamines plus ou moins longues le dépassant toutes ; d'autres (fleurs longistylées) ont un verticille d'étamines caché dans le tube, mais leur style est allongé; enfin Crié a observé des fleurs dans lesquelles le verticille staminal inférieur a disparu. Il n'y a plus qu'un long style et 3 longues étamines, d'ou le nom de triandrus donné par Linné au type des montagnes d'Espagne qui présente fréquemment ce caractère.
On sait que le polymorphisme floral destiné à faciliter la fécondation croisée par les insectes est fréquent dans la famille des Amaryllidées, mais dans aucune autre espèce il n'est aussi accentué. Aussi la plante est-elle d'une très grande fertilité. Alors que la plupart des plantes à bulbes se multiplient par des caieux, petits oignons qui apparaissent comme des bourgeons contre la bulbe-mère, et dans ce cas les plantes produisent rarement des graines, le Narcisse des Glénans ne donne pas de caieux, mais il fournit de bonnes graines en abondance. La maturité des capsules s'opère du 25 mai au 10 juin : chacune renferme de 50 à 75 grains d'un beau noir chagrin. Sous l'action du soleil, la capsule s'ouvre brusquement par 5 fentes, et les graines du haut sont ainsi expulsées à une assez grande distance. Les fourmis et d'autres petits animaux se chargent de les enterrer et de les transporter à des distances plus ou moins grandes de la plante mère. C'est ainsi que le narcisse des Glénans peut s'étendre et qu'après avoir été sur le point de disparaître il y a une trentaine d'années, il couvre aujourd’hui une surface assez étendue par suite de l'abandon des cultures à l'île Saint-Nicolas ; mais d'un jour à l'autre il peut disparaître.
C'est que notre plante a un ennemi redoutable dans l'homme. En labourant, en faisant pâturer le bétail, en faisant sécher des varechs à la surface du sol, il peut l'empêcher de se reproduire. Enfin depuis un siècle quelques horticulteurs et il faut le dire, aussi quelques naturalistes, ont arraché les bulbes de cette plante rarissime par dizaines de mille afin d'en essayer la culture dans leurs jardins.
Le narcisse en culture.
Ces essais de culture ont rarement réussi. Un horticulteur de Quimper, qui avait acclimaté cette plante dans son jardin et en faisait commerce, disait qu'il vendait les oignons, mais non le secret pour leur fournir un habitat favorable. Moins réservé, le jardinier en chef du jardin de la Marine, Blanchard, qui fut un botaniste breton distingué, a fait connaître dans la Revue horticole de 1877 les procédés de culture qu'il employait et qui lui réussissaient parfaitement. Il est bon d'élever les plantes de semis et de les conserver une partie du temps sous bâche. Les bulbes donnent des fleurs seulement quatre ans après le semis. Les plantes fleurissent ensuite trois ans de suite ; la huitième année elles commencent à décliner et la mort survient peu de temps après. Ajoutons que le Narcissus triandus et ses hybrides ainsi que de nombreuses variations horticoles de ce groupe et notamment des formes presque semblables au narcisse des Glénans sont cultivés depuis longtemps en Espagne ainsi que chez quelques collectionneurs. Ces plantes étaient encore très à la mode vers 1850.
Depuis trente ans, le Narcissus Loiseleurii est seulement recherché par quelques botanistes et il en est quelques-uns qui n'hésitent pas à faire le voyage à l'archipel des Glénans pour s'en procurer.
Origine et conservation de J'espèce.
On s'est souvent demandé si le Narcisse des Glénans était spontané ou s'il avait été introduit du fait de l'homme à une époque plus ou moins éloignée. Des arguments peuvent être donnés en faveur de l'une et l'autre hypothèse. La plante a l'apparence d'une plante indigène : les bancs sableux couverts d'humus, revêtus d'un tapis herbeux, sont sa station de prédilection ; sous le climat des Glénans elle se multiplie bien et la rapidité avec laquelle elle a envahi les champs abandonnés en est la preuve ; ce serait une station relique. C'est une espèce atlantique et il existe divers exemples de ces plantes à aire disjointe, spontanées depuis au moins la fin du quaternaire à la fois en Espagne et dans le sous - secteur ligéro-armoricain. Plusieurs de ces espèces occidentales ont une aire bien disjointe et leur présence, spécialement dans les îles, peut s'expliquer par l'isolement des flores insulaires comme l'a établi A. R. Wallace (Island Life, 2e éd., London, 1895).
C'est en outre une espèce pure ou plutôt un jordanon, d'allure paléo-endémique et l'on sait que l'homme cultive surtout des néoformes hybrides dont la descendance est souvent variable même quand la plante retourne à l'état sauvage.
Par contre, d'autres faits militent en faveur d'une introduction ancienne. La plupart des espèces de Narcisses ont été cultivées depuis les temps les plus reculés ; certaines formes, répandues à l'Ouest de la péninsule Ibérique, l'ont été certainement et l’on sait que depuis l'époque phénicienne et peut-être avant, des rapports constants ont existé par la mer, entre les côtes d'Espagne et les îles bretonnes (insulæ veneticæ de Pline). Le Narcissus reflexus a donc pu être apporté involontairement d'Espagne ou même être planté comme l'a été- le Smyrnium olusatrum abondamment cultivé à l'époque romaine et jusqu'au moyen âge et qui s'est naturalisé à l'île Saint-Nicolas où il est commun près des ruines d'habitations. Le Narcisse se serait répandu d'abord aux alentours des maisons et ensuite dans les jachères et les prés de l'archipel. On sait que divers Narcisses des herbages de l'Ouest (N. pœticus, N. incomparabilis, N. biflorus) ont une origine analogue. Quoi qu'il en soit, le Narcissus Loiseleurii est bien autochtone aux Glénans aujourd'hui.
Sans y être rare actuellement, il peut d'un jour à l'autre disparaitre si des travaux d'agriculture sont effectués dans les 3 îlots où il existe. Aussi nous proposons que des mesures soient prises pour en assurer la conservation. L'île des Cigognes située dans le centre de l'archipel, concédée par la Marine au Laboratoire maritime de Concarneau (dépendant du Collège de France), pour y faire des études maritimes et où il n'existe que quelques ares de terre cultivable, pourrait devenir, si l'on y acclimatait le Narcisse, le dernier asile où l'espèce serait conservée. On empêcherait ainsi l'extinction de la flore de France, de la très intéressante espèce végétale dont nous venons de tracer l'histoire.
Dans sa séance de mai 192t, la Société Botanique de France a émis un vœu dans ce sens.
Aug. CHEVALlER, explorateur, directeur de laboratoire à l'Ecole des Haute-Etudes.
CHEVALIER Aug. L'œuvre d'Alexis Jordan et la notion actuelle d'espèce en systématique. Revue de botanique appliquée, III, 1923, p. 441 et suiv.
Sur la géographie des Glénans, voir LEGENDRE. Un archipel inconnu : les Glénans, La Nature, 28 juin 1913, p. 68-71.
La plupart de ces plantes renferment un alcaloïde toxique, la lycorine, il est possible qu'elles aient été cultivées à l'époque préhistorique par les pêcheurs pour narcotiser le poison.