Pays de Quimper N° spécial Glénan
Les vedettes bondées d'estivants ont accoste a Saint-Nicolas. Par centaines, les jambes encore flageolantes de roulis, les amateurs de solitude et d'île déserte se hissent vers le "village", avides d'étonnements, de soleil, de sable et de coca-cola. Ils ne voient rien, rien que ce qu'ils cherchent déjà : un coin pour pique-niquer. Aucun d'eux n'a jeté le moindre coup d'œil a ce long mur bordant la cale, derrière lequel sommeille pourtant ce qui fut l'âme vivante de l'archipel : le vivier a homards.
Les idées généreuses du baron du Fretay
Lorsqu'il loue, en l868, le château de l'île Chevalier près de Pont l'Abbé, le baron Fortune Halna du Fretay n'a certes pas l'intention de n'y prendre qu'une paisible retraite. Il n'a en effet que vingt-six ans et s'est marie quelques années plus tôt. Ses passions : la nature, la voile et les poissons. Aussi n'est-ce pas par hasard qu'il a jeté son dévolu sur cette demeure au milieu des marais, à deux pas de la mer. A bord de son petit cotre, "la Pieuvre", il a déjà exploré chaque recoin de la cote environnante. Sa découverte des Glénan a fait bouillonner en lui mille projets. Voilà l'endroit rêvé qu'il cherchait depuis toujours ! Comment a-t-on pu laisser tant de richesses si mal exploitées ? Ici, le varech est luxuriant : c'est a une grande échelle qu'il faut l'exploiter et pour cela remplacer les archaïques tranchées des soudiers par une véritable usine. Pour tirer parti de ce poisson qui abonde, il faut créer un réservoir gigantesque ou il sera possible de l'élever, le sélectionner... Et le baron se voit déjà transformer l'étang du Loch en une énorme pisciculture de trois hectares.
Mais ce qui l'enthousiasme le plus, ce sont ces dizaines de chaloupes allant et venant devant Saint-Nicolas, attendant la brise au large pour rallier Lechiagat, Beg- Meil ou Trevignon, rapportant dans leur petit vivier de bois quelques homards ou langoustes destinés aux mareyeurs. Pourquoi donc ces hommes se donnent-ils tant de mal sans être surs, au bout du compte, de tirer un bon prix de leurs prises ? Certains, il est vrai, restent quelques jours sur les îles, dormant dans leur bateau à l'abri d'une voile, ne rentrant qu'une fois par semaine vendre leur pêche, mais pour eux non plus, point de gain assuré.
Pour Halna du Fretay, ce qui manque aux Glénan, c'est une pêcherie, un grand vivier qui achèterait sur place la pêche quotidienne de tous ces marins et leur assurerait des prix stables, avec moins de risques. Tout le monde y gagnerait. Les caseyeurs resteraient sur place et la campagne leur serait d'autant plus rentable. Ce vivier, il est bien décidé à le réaliser. Dans sa tête, il imagine ce grand bassin grouillant de milliers de "pesked kroguennek", son bateau assurant la navette avec le continent selon les besoins des clients... Hélas, l'archipel n'est pas a vendre !
Le vivier de Saint-Nicolas
Le propriétaire des îles, Hippolyte de Pascal à pourtant cédé, en cette même année 1868, une portion de l'île du Loch pour un projet au moins aussi inattendu: construire une chapelle afin d'apporter la bonne parole parmi ces pécheurs suspectés de par trop négliger leur dévotion. Mais le loueur, en l'occurrence, n'est autre que le châtelain du Perennou sur l'Odet, Felix du Marhallac'h. Ayant perdu femme et enfants, celui-ci s'est soudain senti une vocation religieuse. Devenu prêtre, il a refuse une quelconque cure de campagne, préférant s'établir aux Glénan... quand bon lui semblerait. Hippolyte de Pascal a fini par lui céder 84 ares de dunes et bientôt une longue baraque de planches et de toile goudronnée a été baptisée "Notre-Dame des Iles".
Halna du Fretay n'a pas eu la même chance. De Pascal envisage de se marier et désire garder intact son patrimoine. Dame, cet archipel vaut bien, au bas mot, 60 000 francs. Ce n'est pas le moment de le dilapider au profit d'un original qui ne donnera peut-être pas suite a ses curieux projets !
Le baron est têtu: puisque De Pascal ne cède pas, il construira son vivier a même les rochers. Justement, les autorités voient d'un bon œil le développement des parcs et piscicultures. Apres quelques démarches, il obtient une concession sur le Domaine maritime, en bordure de Saint-Nicolas.
Pour concevoir ses plans, il s'est inspire d'un modèle admiré quelques années plus tôt a l'Exposition Universelle. En moins d'un an, les travaux sont achevés.
Il a fallu débourser 100 000 francs, mais Halna du Fretay se réjouit: "Cette construction représente le travail le mieux réussi qui ait été fait jusqu'à ce jour dans ce genre". Le professeur Pouchet, qui dirige le Laboratoire de Concarneau, est venu lui-même visiter la nouvelle installation et confirme l'excellence du résultat: un bassin de 800 mètres carrais, entoure de murs épais, en partie creuse dans la roche, qui se remplit et se vide a chaque marée, par un astucieux système de vannes et de cloisons, créant un courant continu et empêchant les pensionnaires de s'entasser; au- dessus, de longues toiles tendues conservant ombre et fraîcheur. Pour prévenir les pillards, on a même prévu, le long du mur, un treillis de bois "qu'on ne saurait franchir sans que les dégâts fussent aussitôt visibles" !
Les pécheurs de l'archipel
Dès son ouverture, la "Pêcherie des Glénan" est un succès. Les marins vendent désormais sur place leurs prises. Ce ne sont plus quelques dizaines mais souvent plus d'une centaine de barques qui mouillent sous Saint-Nicolas. Bientôt, le vivier abrite 10 000, 20 000 bêtes soigneusement reparties selon leur date d'arrivée. La vie sur l'île s'est aussi transformée. Bigoudens et gars de Tregunc restent maintenant des semaines, des mois entiers dans l'archipel. A l'aide d'espars, de planches d'épaves, la "cantine" a été agrandie, abritant une foule colorée de vareuses bleues et ocre, de larges bérets ombrant des visages cuits de soleil. Le confort se limite à quelques bottes de fougères et de foin et les repas se prennent au dehors, devant d'énormes chaudrons, chaque équipage se regroupant dans quelque creux de dune ou le long des cabanes aux senteurs de coaltar. Les soirs d'été, ce sont des conciliabules a n'en plus finir sur les nouveaux appâts a essayer ou le vent qui refuse de tourner. Parfois, on s'interpelle d'un groupe a l'autre :
- Gare a vous, les gars ! Parait qu'un de Tregunc a été pris par le garde-pêche pour avoir vendu en fraude des écrevisses grainées qu'il avait brossées. Pas étonnant si bientôt on rentre bredouille !
Pourtant, la pêche donne bien. Jamais on n'aurait cru qu'il y avait autant de "bleus" et d'écrevisses" autour des îles. Certains ont ramène jusqu'à 200 kilos par marée. Certes, la langouste des Glénan est plus petite que celle pêchée plus au sud et le petit bleu ne dépasse en général pas les 300 grammes, mais beaucoup justement les préfèrent de cette taille. Cela n'empêche d'ailleurs pas les mousses de rêver en déhalant les orins ruisselants : ne vont-ils pas découvrir dans ce casier qui émerge, ce roi des homards que les anciens affirment avoir manque de peu bien des fois; un monstre d'au moins cinq kilos, couvert d'algues et de concrétions ! Vantardises, prétendent certains, mais les savants du Laboratoire n'ont rien démenti : un tel poids n'avait rien d'impossible d'autant plus qu'avec un peu de chance, un homard pouvait peut-être vivre cent ans !..
Secrets et savoir-faire
Chaque caseyeur a ses secrets de pêche: celui-ci rapporte discrètement, à chaque retour a terre, un plein tonneau de grondins qui serviront d'appâts; celui-là n'emploie que les têtes de sardines enveloppées dans une poche de filet; pour d'autres, rien ne vaut la tête de thon ou le tacaud frais péché. Pour les meilleurs lieux de pêche, mêmes mystères: chacun a ses trous, ses marques selon une triangulation impossible a déchiffrer même d'une barque voisine. Il est vrai qu'il s'agit d'une pêche "de précision". Ne dit-on pas que les passages de langoustes se font toujours par les mêmes couloirs de sable entre deux bancs rocheux: n'a t-on pas vérifié cent fois que des générations de homards fréquentent depuis toujours le même trou en compagnie de leur congre tutélaire ?...
Mouiller les casiers est loin de se faire au hasard: heure de marée, courants, vent, point précis, autant d'éléments qui feront que la récolte sera bonne ou non. Mais lorsque la mer grossit, que le ciel s'obscurcit soudain, comment repérer le paquet de lièges ou le petit drapeau indiquant la filière mouillée quelques heures plus tôt? Parfois le courant a tout emporte, emmêlant les casiers de plusieurs bateaux. Les brusques coups de vent sont les plus redoutes: au petit matin, le pécheur ne retrouve plus rien de ses 15 ou 20 casiers comme il arrivera au patron Colin ou a Marc Guillou qui toucheront tous deux un maigre dédommagement de la Marine.
La belle époque du vivier
Halna de Fretay à gagné son pari. Rapidement, le chiffre du vivier dépasse les 30 000 prises entreposées. Chaque semaine, un bateau spécial vient prendre livraison des commandes. Souvent, des caboteurs anglais ou allemands font escale et chargent de lourds paniers de homards. Pour rien au monde, les sujets de Sa Gracieuse Majesté ne mangeraient de langoustes, gracious ! Des mangeuses de cadavres ! A Paris, un restaurateur avisé, Alfred Prunier, vient d'ouvrir un établissement chic spécialisé dans les fruits de mer. Homards à l'américaine, langoustes grillées y font les délices de la bonne société. La mode est lancée et, du coup, les commandes affluent vers les viviers de Concarneau et des Glénan. La pêche aux casiers est devenue la fortune des îles et attire sans cesse de nouveaux équipages. Certains campent désormais dans les casemates du Fort Cigogne.
En 1879, est allume le feu des Moutons, deux nouveaux corps-morts ont été mis en place aux abords de Saint-Nicolas. Chaque semaine, le ravitailleur des phares fait un petit détour pour approvisionner en pain et boisson le cantinier du vivier et apporter les nouvelles du continent...
Le projet d'usine d'iode à enfin vu le jour sur le Loch en 1874, mais son fonctionnement sera de courte durée: les nitrates du Chili ont envahi le marche et la "soude" des Glénan ne peut lutter.
Le gigantesque bassin a poissons qui devait englober tout l'étang de la Groarc'h au Loch a fait long feu, lui aussi, trop coûteux pour une rentabilité bien hypothétique... L'enthousiasme de Fortune Halna du Fretay pour les îles semble tombé; il a d'autres projets en tête.
En 1882, il cède son vivier en plein essor. Celui-ci deviendra par la suite la propriété de la maison Deyrolle de Concarneau puis des établissements Prunier.
Le parfum inoubliable du homard
Jusqu'à la seconde guerre mondiale, l'abondance des homards et des langoustes continuera d'attirer aux îles les petits voiliers bigoudens. Un autre mareyeur y installera des viviers flottants. Puis le moteur, la surexploitation, peut-être aussi une modification de l'écosystème auront raison de la poule aux œufs d'or. Lomic Boderé, le gardien du Temple, plus tard Pierre Nedelec, le dernier ermite du Fort Cigogne, quitteront les îles. Le vivier ne verra plus que de trop rares carapaces bleues ou brunes évoluer lentement parmi ses algues.
Des essais de dégrainages de femelles tentent aujourd'hui de repeupler sur place les fonds appauvris... L'abondance est peut-être pour demain. Mais que l'on se rassure, les îles ne failliront pas a leur réputation. Pour peu que vous sachiez y faire, on saura bien vous dénicher un homard de derrière les goémons. Quel meilleur souvenir que ce "cardinal a la mode des Glénan" dégusté dans le petit restaurant dominant le vivier de Saint-Nicolas ? Ici, point de maître d'hôtel ni de sièges de velours, mais un bistrot de mer ou vont et viennent pécheurs et plaisanciers. Aux îles, pas de manières. C'est sans doute pour cela aussi que le homard y a garde le vrai goût du homard
Michel Guéguen
Il y a, bien sur, mille façons d'accommoder le "cardinal des mers" (comme on disait autrefois). Dans son excellent "suivez le crabe" paru chez Gallimard, Gwen-Aël Bolloré en cite une cinquantaine et livre une dizaine de recettes détaillées plus alléchantes les unes que les autres. Nous y avons retenu cette "galimafrée" aussi poétique que savoureuse. Qu'on en juge :
La galimafrée de homards au beurre de Vannes
Cette galimafrée de homards semble avoir été connue dans toute la Bretagne avant de devenir spécifiquement vannetaise. Elle comporte au demeurant de nombreuses variantes. Mais il m'a paru amusant de reproduire ici la version rimée, composée en 1926, à la manière des "Tartelettes amandines" (dans Cyrano de Bergerac), par un membre de la Société d'art dramatique vannetaise "La Grange aux Lices", a l'occasion d'un spectacle local.
Coupe deux homards
jumeaux en morceaux,
Et, sur un feu de
gingembre,
Les présenter doucement
Un moment,
Otez leur robe de
chambre,
Baignez en bol rempli
d'ailloli,
Hachez foies de poulettes
Prestement agglomérez ;
Saupoudrez
D'épices. Par gouttelettes,
Verse le vieux Martell ,
puis, dans un puits
Feuilleté chaud comme braise,
Coupez les fins chapelets
Que sont les Brunes
truffes à l'anglaise
Oignez de beurre fondu,
Etendu
Pour que rien ne se
dérange, Voile de parmesan
De Milan.
Offre au four le mélange.
Lors, ce laissez mijoter,
S'humecter
Et que le mets se pavane;
Voilà les rouges
Messieurs savoureux
Au beurre venu de Vannes
(Texte communiqué par MM. Mansion, de Lorient et de Galzain, Vannes)